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révélation(s)
Depuis son enfance passée dans une maison habitée par la disparition, Beatriz Moreno porte en elle l'attrait de l'indicible : c'est à Tolède, en Espagne que son travail photographique prend sa source spirituelle. A travers sa nouvelle série, Révélation(s), elle a entrepris le projet ambitieux de "croiser" des prises de vue de sculptures d'art ancien, réalisées dans les principaux musées internationaux, restituant en quelque sorte leurs "lettres de mystère" aux œuvres jusqu'alors figées dans le silence de l'immobilité.
Tout commence en 2010, lorsqu'elle prend en photo un portrait réalisé par Julia Margaret Cameron : suite au traitement hybride auquel elle a soumis cette photographie, émerge, comme "revenue à la vue" la figure tutélaire de la déesse Hécate* - premier présage d'une longue série de Révélation(s) prenant corps au British Museum, à Londres, en Angleterre, en 2017. Défiant les lois de la temporalité et du récit muséal, Beatriz fait se coopter des pans de l'histoire de l'art, a priori étrangers les uns aux autres. Ainsi, la photographe d'origine espagnole entremêle des créations nées dans des époques lointaines, issues de cultures éloignées, a priori jamais destinées à se rencontrer, encore moins à se confondre. La beauté quasi surnaturelle de ce précipité d'allers et retours, tient dans la sensation (télépathique? L'artiste ne dit-elle pas que «l'image lui parle») que les forces gigognes de l'inanimé surgissent là où l'on ne les attend pas, le plus souvent à travers le petit jour d'un calque froissé, qu'elle place, tel un voile de pudeur, à la surface de sa composition. Passée maîtresse dans l'art de ce qu'on serait tenté d'appelerle "sfumato photographique", Beatriz Moreno parvient à ajouter une durée à la perception (on pense à l'odyssée artistique et technologique des vidéos de Bill Viola), révélant ainsi l'âme de toile, pierre ou marbre… de chaque œuvre-objet de son attention photographique. Le trouble tient davantage à l'expérience métaphysique provoquée par la vision de ces œuvres qu'à une quelconque inquiétante manifestation de possibles fantômes du passé. Et même si la frontière est ténue, c'est la réalité de cette présence-absence / sous-tendue par la délicatesse du retranchement - la sensualité de la cartographie de l'altération en somme - qui laisse au regard du spectateur le loisir de s'aventurer, ici dans le creux d'une paupière, là sur la pointe d'un sein de marbre ou la saillie d'un biceps bandé.
Malgré la bidimensionnalité imposée par le choix final du procédé de la photographie, les Révélation(s) de Beatriz présentent un relief accidenté par une forme d'érosion / un phénomène étrange de profondeur inversée semblant n'appartenir qu'à la relation intime de la photographe avec ses figures d'hybridations fusionnées. La persistance rétinienne en bandoulière, Beatriz Moreno voyage au cœur de l'immobile, re/garde le temps et laisse les âmes passer.
[ Texte : Emmanuelle De Baecke, Nice 2018 ]
*Hécate apparut sous une forme animale, jument, chienne, ou louve, suivie d'une meute hurlante - les chiens lui sont consacrés -, et on honora sa statue à trois têtes (Séléné, Artémis et Perséphone qu'elle a protégée lui sont alors assimilées) aux carrefours des routes. Ainsi la déesse gaie, au bandeau luisant et qui porte flambeau, celle qui nourrit la jeunesse et la sorcière ne font qu'une : Hécate est nuit, et non pas la « noire Nuit » issue du Chaos et mère de la Mort, mais la nuit étoilée, propice et redoutable, la part commune des Titans que même les Olympiens lumineux doivent respecter.
Barbara Cassin, chargée de recherche au C.N.R.S.
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EN
revelation(s)
Beatriz Moreno's fascination about the unspoken is rooted in her childhood time spent in an ancestral house in Toledo, Spain, where her photographic work traces its spiritual source. Through her new series, Revelation(s), Beatriz embarks on an ambitious project of integrating the ancient arts of sculpture, capturing their essence of mystery in silence and stillness.
It all began in 2010. Applying a series of photographic techniques to a portrait by Julia Margaret Cameron led to the piece as "back in sight" - an image of guarding goddess Hecate* who appeared in an animal form. A journey of revelation then started in London's British Museum in 2017. Defying the laws of temporality and the museum narratives, Beatriz fuses creations born in different times and from distant cultures - a priori never intended to meet, much less to be integrated. The supernatural beauty of this back-and-forth approach lies in the sensation that the gigantic forces of calmness break out of the surface of her composition where we least expect them, through a veil of modesty.
The concept of Revelation(s) reminds us of the artistic and technological odyssey videos by Bill Viola. Excelling beyond past masters in the art of what might be called "photographic transition", Beatriz Moreno adds a sense of continuation to our awareness, revealing the soul of her photographical object - a canvas, a stone or a marble. The essence of our experience provoked by her works lies more in the metaphysical transformation than in any disturbing manifestation of possible ghosts of the past. And even if the border is blurred, it is the reality of this presence-absence underpinned by the delicate subtlety that renders the viewer the sensuality in the cartography of the transformation - in the enigma of a hollowed eye, the tenderness of a youthful breast, or the strength of a bulging muscle.
Despite the two-dimension nature of photographical images, the Revelation(s) show a rugged surface as if created by the forces of erosion through time - an unusual phenomenon of inverted depth born out of the intimate relationship between the artist and her objects...
[ Text by Emmanuelle De Baecke, / Translation: Chao Chen, London 2018 ]
*Hecate is a goddess in ancient Greek mythology. She appears as a mare, a bitch or a wolf. The jovial, auspicious and formidable goddess who nourishes the youth and the witch represents the starry night, the common part of the Titans that are revered by even the luminous Olympians.